Journal poétique / www.jouyanna.ch

Petite

mercredi 23 septembre 2015, par Anna Jouy

Petite,
Tu es venue vers moi...T’avais pas le choix. T’es venue. On t’a dit, ce sera bien, ce sera tellement mieux, une chance, un avenir. Tu es venue vers moi, je t’ai ouvert les bras. Moi, je suis payée pour ça... Pour ouvrir les bras, pour être avec, proche, pour te regarder vivre et te comprendre, pour t’aider à être utile à toi-même, aux autres, à l’ensemble. Pour avoir un avenir entre tes propres mains aussi. Je suis payée pour être l’ambassadrice des bonnes volontés, la porteuse de bouquet, la sœur portière qui dit « entre... », qui dit « viens... », qui est là pour te faire voir que le monde est bon et gentil et qu’il prend soin de toi, de tout ce qui fait que tu es précieuse pour lui, parce que différente un peu, parce que des espèces rares, des sortes fragiles, de ces êtres qu’on ne voit pas à tous les coins de rue. Ce monde, qui prétend savoir combien il est bon de vivre dans la différence, avec les variétés, les espèces, les sortes de vivants que nous sommes tous. Qui dit tenir à ça, qui dit qu’il protège, qu’il abrite, qu’il veille sur ses plus faibles, ses plus doux enfants, ses nécessiteux, parce que lui est devenu plus sage, parce qu’il est meilleur depuis le temps, parce qu’il a compris que son devoir de garde et de protection le rend plus civilisé, plus juste, et que cela lui donne foi en son avenir, en sa raison d’être ainsi. Ce monde.
Moi je suis payée pour ça, pour te recevoir, Petite, pour te montrer que tu as une place, et que cette place est belle, est utile, que tes richesses de questions, d’étonnement, d’imagination, tes richesses mettront de la couleur, du rire, de la joie dans le travail du monde, dans son long chemin soucieux et laborieux.
Je suis payée pour t’accueillir à l’âge que tu as où il faut faire les pas difficiles de la suite, du gagner sa vie. Et je fais ce travail et je m’applique et j’y crois. Je te parle Petite, je te mets en confiance, je découvre ton unicité, je te révèle en quoi tu es ma pareille, ma fille, mon indispensable. J’ouvre pour toi des espérances... Je te dis viens tu verras...
Et puis, Petite, tu te laisses faire, tu acceptes mon apprivoisement, tu avances vers moi, tu baisses la garde, tu es d’accord. Tu es presque presque heureuse car tu penses que ça va enfin être un quelque part où tu existeras, où tu seras reconnue, un quelque part où ta vie va prendre du sens, comme une fleur spéciale dans le grand pré de ce fameux monde.
Et puis Petite, voilà... Je suis celle qui te niaise, qui te raconte des bobards, qui te vend sa camelote. Je suis la sœur tricheuse, la mère indigne, le joker menteur. Tu n’as aucune place, non. Ailleurs, on a déjà soupesé la valeur de ton être sur une balance en gros sous. On a déjà estimé ton potentiel de rentabilité, ta conformation. Déjà on a prévu pour toi un endroit – certes beau, certes doux certes...- mais sache que tu ne vaux pas le prix que cela coûterait de développer tes capacités d’apprendre encore, de trouver ta meilleure place en société, de gagner même un peu ta vie. Tu ne vaux pas ce prix-là, tandis qu’avec impudence on économise l’argent sur ton dos pour engrosser les fortunes de grandes assurances, de marchands d’armes et dieu sait quel faiseur de routes ou de grands ponts...
Petite, je te connais. Rien ne t’échappe. Depuis le temps que je suis payée pour ça, je le sais, ni toi ni aucune de tes semblables rejetées dans la gare de triage des humains, qui furent un jour près de moi, n’ont manqué de comprendre, du cœur jusqu’aux tripes, que ce monde n’a pas de place pour elles.


le tri des jeunes susceptibles de bénéficier de mesures de formation professionnelle justifié selon des critères de rendements financiers EXIGéS avant même le début de celle-ci. les gens en difficulté sommés d’être productifs, avant même d’être formés !

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