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Narcisse

mercredi 16 décembre 2015, par Anna Jouy

On a dit je. Ça s’est passé devant le miroir, l’effet miroitant. Je. Quand on y pense, penché au-dessus de la flaque. Une interrogation entre l’eau et le moi. On s’est étonné de la forme du je soudain.
N’est-il pas plus large, plus souple ? N’est-­il pas plus doux ?
Et comme un invertébré
personnage qu’un rien de souffle tord et décompose ?
N’est-­il pas une sorte de profondeur juste en-dessous du moi, matière et non matière. Et l’on se penche et l’on se voit, et l’on s’interroge, se sourit, se demande.
Le je debout et le je couché à même l’eau. On se regarde, on s’aperçoit qu’on est si proches, si lointains pareils en somme.

D’où vient ce je qui aurait des branchies, cet être nageur, surgissant de cet élément où toujours le je pourtant a eu peur de se glisser. Parce qu’on n’y parle pas, parce qu’on doit y fermer sa gueule, sous peine de peines, sous peine de mourir. Que c’est l’autre monde à portée de corps et que ce pays de mort est si flatteur et doux, qu’on s’y baigne quand même.

On a dit je, juste la tête prête à embrasser sa propre tête, cet autre tricheur, cet autre qui disparaît quand on se retire et puis qui sort du mur en carrelage bleu. La sorte de sirène sans potin, le mystère du corps à écailles. On a dit je en s’admirant.

Et puis on a mis le doigt, percé le tain et soudain tout est trouble, presque aussi trouble que soi quand il cherche son je.

On a dit tu. Parce qu’on est du silence, de la face humide des êtres, de l’interdit, de la voluptueuse
petite mort ou du désir, de l’inconvenance, des choses pour lesquelles il vaut mieux ne pas ouvrir la bouche.
Tu, l’envie, le frôlement, l’indécence de l’autre qu’on interpelle, qu’on cherche, qu’on voudrait sien. Le jus du tu, simplement, qui sent le poisson, qui sent la mer, l’eau croupie.
Brasser, embrasser, papillonner parfois.

On a dit tu en regardant là-­haut, vers le ciel, le bleu éternel, ce truc sans fond et sans trucage. Tu est-­il mon Dieu ? Il se tait celui­-là,bien sûr.
Tu, pour cet autre qui se
penche
sur nous avec ses expressions, ce bruit sans cesse qui bourdonne à sa surface.
On vient là, puisqu’on nous réclame, qu’on nous cherche, qu’on s’agite mais du fond du bassin, le précipité de vie, cette sorte d’amalgames irrespirables qui sans fin nous dérangent, ces visages inquiets
qui nous détaillent et nous regardent comme s’ils voulaient percer des mystères. Tus.

Ont­-ils ce goût de plastique, de déchets qu’ils laissent partout autour ? Sont­-ils consommables ? Je ne connais pas de proches ayant déjà pu goûter de l’autre, sans avoir le mal de merde, ce tu qui revient sans fin et nous oblige.
D’ici, du fond de l’eau, je le vois qui me cherche.

On a dit eux. C’est quand le ciel tombe à l’eau. Quand il pleut ou que ça s’évapore, on ne sait pas
trop.
Eux.
Personne donc mais des gestes, des apparences, ce qu’il y a à faire entre je et tu, des
mouvements, de la danse, de l’ouvrage. Du baiser, du sexe très fort.

Soudain eux se rencontrent, ils nagent ou se lavent.
Je amoureusement caresse son avatar­ profil, narcisse à nageoires. Et le tu touche le ciel, corps ineffable, qui le froisse, le fripe, le chiffonne jusqu’à sa plus complète
solubilité.
Eux, c’est quand le miroir éclate, les bris s’égouttent.

Dans ce lieu, entre plongeoir de l’âme et accoudoir du ciel, des rires fusent parfois et les people qui dorment dans les cuisses l’un de l’autre, s’en retournent vers d’autres lits, d’autres rivières, l’émail de leur poème aux lèvres.

On les entend qui disent nous. Nous. À réfléchir donc...

ce 10.10.15


essayé Revue Piscine -pas pu.
bassin sec

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