Journal poétique / www.jouyanna.ch

quelques mesures

dimanche 20 mars 2016, par Anna Jouy

 Ecrire avec cette corde élastique, le chien de l’âme bien tenu. Il n’ira guère plus loin que la « maîtrée ».
 Ecrire et se savoir délestée, se savoir sans pesanteur et perdant au fil du pas, cette charge de jours qui empêche de voler. Ecrire partout, comme si on jetait son corps, tel un dé sur une mappemonde. On aimerait tant se suffire à soi-même, se dire qu’il est temps de dé-bouler cette corde qui nous tient, serrée boule sèche.
Ou alors monter dans un train, ne plus se retourner, vivre ses croisées de hasard, des figures acrobates. J’y monterais avec un "perméable", passante d’un endroit à un autre sans rien savoir des aiguillages et arriverais dans un quelque part qui m’attendrait, une évidence, un bout, un but.
 L’écriture sur la page est si perturbée, véritable miroir de l’être qui se laisse voguer, de plumes en plumes, de feuilles en feuilles, ni plus ni moins qu’herbes et vent. Je règne pourtant sur l’instable comme un matador nu, banderille Caran d’Ache à la main. Qu’on me coupe les oreilles ! Qu’on remette au sauvage, à la brute noire les trophées de l’encre. Sur le cahier, ces mouvements de muleta n’apprivoisent rien que le boucan de l’arène. Je n’entends là que ces couleurs brassées confuses donc aucune lumière. La terrasse autour de moi bruisse magma indistinct. Mon silence au milieu fait fracas. Ici la poussière inutile des mots qui monte en nuage rend la parole impossible, noyée et dissoute dans la mêlée.
 Mais tout me tire en arrière et me remet sur l’étagère de la chambre, bibelot, décor, vanité. L’écrit a décomposé un instant l’image et puis comme un nerf dans l’acier, ma forme figée reprend. Je suis un corps qui parle, je suis un corps qui écrit. Mon corps travaille, comme le bois travaille, le béton travaille, l’acier aussi. Le corps a vécu, il vibre encore. L’écrit se soumet. Il ne peut en être autrement. S’il y eut des moments pleins, peut-être aussi des mots plus ronds. Si maintenant est un peu plus misérable ou plat, l’écrit suivra. Le style est une émanation, une odeur. Il doit avoir les mêmes cellules sans doute. Ce n’est pas qu’il épouse, comme une association hétérogène. Il est transpiré, effort ou pas. Il est lithosphère, épiderme fluide d’un cerveau, d’une pensée qui est chimie intime et réactions ou synthèses.
 Écrire malgré tout, sans s’exposer, à rien. L’écho frappe toujours à la nuque. Les sévices du silence, les parcours cloisonnés, les groupes préfabriqués. Je n’ai jamais su et je ne saurai jamais être dans le monde. L’isolement de la vie ne peut qu’être le miroir parfait de ce qu’est l’écriture. Comment pourrait-elle se profiler dans l’alentour ? Solitude, enfermement et mutisme des chambres. Poursuivre. Se désengager de sa gangrène. Sortir le bras du broyeur. Tenter malgré tout de travailler, de rester sur une ligne, de ne pas échanger son besoin contre son envie.

 Il y a tant de belles choses, de très longues lignes, de livres écrits que j’ignore… d’auteurs, de savants, de poètes que j’ignore. C’est un monde entier à découvrir encore ou alors celui où disparaitre. Une terre où moi aussi je songeais poser ma vie. Tous les contours qu’on en a fait, les cartographies de l’écriture, les arpenteurs qui vont avec, sérieux et passion… Et moi je n’ai du pays qu’un bocal vissé sur une prise d’air. Il y a la cohorte, les autochtones, ceux qui tout autour sont convoqués, comme des frères, des gardiens… Et moi je n’ai qu’une ombre, compagnie de l’empreinte, le plane ressort de ma propre âme.
Ce matin je songe que mes mots sont des migrations de l’inutile, qu’ils n’atteindront pas une patrie bienveillante, ne feront pas souche. Comme tous ceux qui arrivent, noyés dans l’immensité. Et le teint mat de ma figure, le vide exemplaire de ma besace, tout cela me gardera étrangère, ailleurs. Disjointe.

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