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mort et vif

jeudi 18 août 2016, par Anna Jouy

Quoi qu’il en soit, il est mort. C’est ce que je me dis presque à chaque coup, quand je vais verser un seau d’eau sur sa tombe. Sur leur tombe, devrais-je dire. Mais elle, ça fait longtemps, tellement, que je suis heureuse de l’avoir presque oubliée. Je viens de lire que les poètes ont des problèmes avec leur mère. Tous. Que ça fait partie d’eux. La langue maternelle… Je veux bien. La mère, ce n’était pas une tendre, juste ce qu’il fallait ne pas l’être, pour donner envie d’exister pour soi et je ne peux que lui dire merci. Tandis que lui, c’est autre chose. Je verse le seau d’eau. J’arrose. Il est mort, il y a presque dix ans et c’est comme si ce n’était pas encore fait. J’ai beau savoir qu’il est là, et encore que c’est son nom, que la date est la bonne, lui, il ne s’en va pas. Je ne sais pas ce que les poètes pensent de leur père, la langue paternelle, celle de la tête, du corps séculier ; la sienne c’était surtout celle des silences.
Quoi qu’il en soit, il est mort. Et je verse. Depuis. Comme si je ne cessais de rajouter une pelletée de fleuve sur cette vie qui traîne là et ne se détache pas. Je ne savais pas en l’enterrant que j’avais fiche en terre un bloc de granit dur avec mon bout de jupe prise dessous.
J’ai le choix : être nue en m’arrachant ou alors user la pierre. J’ai froid.
C’est comme ça. Je viens ici. Il repose. Ici, il est muet comme dans la vie. Peut-être, il attend, comme il a attendu tous les derniers mois de l’existence. Il attend, guettant sous la pierre, la venue de quelqu’un d’autre que moi. Et puis je m’en vais, je me retire comme je le faisais alors, pour rejoindre un endroit où me cacher, un lieu pour mieux m’effacer. Car je sais, comme je le savais alors, je n’étais pas ce qu’il voulait voir, je n’étais pas son attente, je n’étais pas. Et quand il me regardait ainsi, cherchant à prendre dans mes yeux celle qu’il voulait tant apercevoir, quand il me reconnaissait, alors je ressentais la honte triste de n’être que moi, de n’avoir rien d’autre à lui montrer que moi, et cette même envie de me dissoudre.
Il repose ici. Je ne suis même plus si certaine qu’il y eut vraiment un instant où on l’y a déposé. C’est un socle de marbre, mes fleurs dessus et malgré mes efforts, jamais ici je n’ai réussi à déranger la moindre âme ; les lèvres du souvenir sont scellées. Presque comme au début de nos vies communes. Je rentre chez moi. Je veux dire cet endroit qu’il m’a laissé, avec sa mort dedans, sa longue disparition, cet effacement de chaque jour, comme si la vie s’arrachait de lui par morceaux, s’étiolait et qu’il se vidait petit à petit de sa substance, encore et encore. Je m’en retourne et dans ces lieux qui sont les miens désormais, il ne cesse alors de bruire et de cruellement me demander de lui apporter ce qu’il attend.
Le cimetière, c’est chaque semaine. Il faut y aller. Ça a besoin d’eau, les morts. Une soif de bégonias, de roses, une soif en pots et en terrine. Et je m’exécute, avec ce sentiment de faire là un geste inabouti. En fait, je pense souvent me tenir devant le sphinx sans réponse à sa question. Je viens là « insatisfaire » à une demande mais ne sachant de quel besoin il s’agit, ne trouvant pas ce qui le libérerait de cette terre tellement hostile qu’il me harcèle jusqu’au cœur de mes jours, pleurant quelque chose que je ne sais lui donner.


in progress

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Messages

  • Beau texte qui me touche ; je me rends aussi, quand je peux, au cimetière et mes sentiments sont doubles, différemment : je guette de loin le signe, l’éclat vivant d’une plante déposée là, c’est un salut de la main, l’avancée d’un visage en attente. La terre fertilisée est comme un don de vie de celui que je sais inerte, décomposé. J’ai presque honte de cette échappée imaginaire. Maintenant que Maman est partie, des fleurs ont été rajoutées, elles rappellent son rouge à lèvres que je détestais, mais là ce qui l’emporte, c’est l’image de sa jeunesse vivante. Illusions de secours.

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