Journal poétique / www.jouyanna.ch

la vie qui maille*

samedi 29 octobre 2016, par Anna Jouy

C’est cette fenêtre. Celle de la cuisine ; une chaise laide s’y appuie. La table devant, où poser un journal, un peu d’eau. Pour moi, cela doit durer toujours. Je ne songe pas. Que le temps est compté. Je n’imagine pas que c’est la dernière semaine qu’il détricote devant moi maille après maille. Je pense que ça va durer encore et encore. Alors je me tais, comme lui. Je mets devant lui un bol de soupe chinoise, quelque chose du lointain monde où il n’éprouvait aucun besoin d’aller. Il mange. Il lape la soupe. Ce bruit, qui emplissait la tablée autrefois, et qui n’est qu’un murmure sans goût, un murmure sans appétit. Sans voracité. Un murmure incontrôlé, tremblant, un murmure inabouti qui coule de ses lèvres un peu, tandis que son regard se perd dans la fenêtre. Je me suis mise là depuis, pour tenter de percevoir ce qu’il cherchait, ce qu’il voulait voir, ce qui l’absorbait. L’arbre immense recouvre le ciel, la route est plus courte que la manche. Une haie, le mur borgne d’une villa plus loin. Mais là-bas, là- bas, derrière tout ça, quelque chose l’attire, le happe et tout son regard implore du là-bas un soulagement, une aide, une idée de mourir heureux enfin.
Je fais la soupe, la vaisselle, je passe dans la salle de bains. Je nettoie. Je tire les draps, je compte les provisions, je vérifie le chaud du lit, la propreté du linge. Je devrais savoir pourtant que près du trépas, les gens pissent à tort et à travers, mais je veux que tout soit banal, normal, même ça. Je n’ai pas d’autres tâches, je suis réduite à l’état de servante, je passe dans ses journées comme un être utile qu’on a engagé, un jour, autrefois, il y a longtemps, et qui fait son travail. Après tout. Je ne sais pas ce qu’il pense, je ne sais pas s’il pense. Je crois que oui. Il n’a jamais cessé de penser, de tirer des lignes, de bricoler des théories entre le vivant et lui. Une idée, une nécessaire idée. Je ne sais pas si son cerveau rongé de points de rouille, rongé de trous, son cerveau tout en accrocs et mailles coulées est capable d’une idée encore. Mais par moment, quand son œil me prend, qu’il s’arrête une fraction de temps sur moi, j’ai le sentiment terrible qu’il me songe et m’en veut d’être saine, vive. Ou alors qu’il est en train de buter douloureusement sur ce besoin contre nature qu’il aurait soudain de me dire qu’il m’aime ?
Maintenant, c’est trop tard. Il emporte tout avec lui et j’en ai conscience, c’est cru, c’est violent, une amputation. Je suis assise sur la dernière marche de l’escalier. La maison est grosse d’un mort. Il y a une concrétion de père, prostré, nu, dans la salle de bains, comme s’il avait enfin baisé le silence. Rentré en lui-même. Il est là. Je ne sais quelle musique me vient, rien de calme, rien de tranquille. Des bruits s’amassent, des voix supérieures, hautes imitant le vent et la profondeur du ciel. Il est là. Je ne sais que faire, je ne peux rien faire. Je n’ose serait le mot. Je crains de découvrir une grimace de souffrance, un visage crispé sous la peur et la douleur. Je me dis, à quoi bon fixer dans ta tronche cette image de lui. À quoi cela te servira-t-il ? Si ce n’est à penser, qui sait, qu’il avait du remord, des regrets, un départ contraint et raté comme une condamnation à la fin. Ai-je besoin de me dire qu’il est mort malheureux ? Peut-être oui, sera-ce utile de penser parfois que le père ne voulait pas me quitter ?


extrait dimanche peut-être-roman

* mailler : romandisme qui signifie (se) tordre- est tordu

< >

Messages

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.