Journal poétique / www.jouyanna.ch

La feuille est prête. Les marges, le nom en...

lundi 21 octobre 2013, par Anna Jouy

La feuille est prête. Les marges, le nom en haut à gauche, mon année d’études à droite.
Vieille salle d’ex-séminaristes transformée en salle de cours. Nous sommes une dizaine de filles pour un collège de garçons de 300 élèves. Deuxième volée de classe ouverte aux études littéraires pour les demoiselles, une sorte d’aberration pour la plupart des gens. On y fait sensation. On est toutes des divas.
Je ne suis rien de ça. Je suis une enfant dans ma tête, dans mon corps, dans mon rire. Tout est enfant en moi. Je n’inspire rien, je n’aspire à rien qu’apprendre sagement sans faire de vague. Je suis hors saison, qui tombe amoureuse d’un regard, d’une façon de marcher, d’un timbre de voix...
Le professeur est un petit homme. Il parle d’une voix nasillarde et pour cause, il a un bec de lièvre. Une chevelure très noire, lisse, rebelle qu’il tire en arrière. Il est sec, cassant la plupart du temps. C’est le professeur de français, le petit râblé qui adore le foot et qui peut parfois exploser de colères invraisemblables tant il est contrarié par le score de son équipe.

La classe reçoit un travail étonnant. Le premier du genre qui me tombe sous le nez. Pas de questionnaire, pas de problème, pas de liste de vocabulaire à compléter.
Livre ouvert devant nous sur deux tableaux : La Tour et Goya. Deux Christ, l’un enfant tenant une bougie, illuminé par un halo très pur, l’autre, un homme pendu à une croix, creusé de noir partout et surtout la bouche qui me semble un puits terrible où s’entassent les cris de sa douleur.
 Ecrivez-moi ce que ces tableaux vous inspirent ! a-t-il dit
C’est la consigne
La rumeur enfle. Tout le monde déteste, s’affole. C’est ce genre de travail libre qui fout la frousse.
Et qui m’intrigue, parce que je n’ai rien à perdre et que je ne connais pas encore l’impact de balle des mauvaises notes…
Je plonge dedans, je regarde, j’imagine. Le dieu homme et l’enfant dieu. La lumière et la nuit. La foi sans aucun doute et puis celle, enragée de Goya, qui dévisage l’humain et s’interroge…
J’ai 12 ans. C’est la première fois ; je saisis un brin du mystère de l’art. J’entre dans un tableau par une autre porte. Je vois qu’il se passe quelque chose de plus que l’image. C’est à ce moment -là qu’ayant compris cette profondeur d’à pic qui se cache derrière les choses, je me suis dit que j’aimerais devenir ça, moi aussi, un de ces types sensationnels ayant accès à cette part de l’existence ignorée jusque-là...

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